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France et Italie dans le miroir fiscal


(Version française d'un article publié dans La Voce, le 12 mars 2021)


Les systèmes fiscaux français et italien peuvent sembler très différents. Mais en y regardant de plus près on constate que leurs défauts se répondent et s’éclairent réciproquement. Tous deux taxent peu la consommation. Tous deux, par des voies différentes, taxent lourdement certains segments des activités productives : les revenus des salariés en Italie (via la fiscalité des personnes), les salaires bruts en France (via la fiscalité des entreprises). La conséquence, dans les deux cas, est une déformation progressive de l’appareil productif, avec un affaiblissement des secteurs qui recourent le plus au travail formel. Conséquences des deux côtés des Alpes : une croissance en berne, et des recettes fiscales dont la base ne cesse de se réduire. L’effet de miroir permet de mieux comprendre ce cercle vicieux, et de dégager des voies de sortie.


La lecture de l’article de Massimo Bordignon sur l’agenda fiscal du gouvernement Draghi, paru dans LaVoce le 11 février, nous a frappés par le tableau précis et sans concession qu’il donne du système fiscal italien. Celui-ci est sensiblement différent de celui que nous avons en France, mais ces deux modèles présentent aussi d’étonnantes convergences.

Les systèmes fiscaux français et italien ont un défaut en commun : ils se concentrent sur une partie sensible des activités de production, le travail salarié. Ils ne le font pas, toutefois, de la même façon.


Une particularité française

Une particularité de la France est que cette pression ne s’exerce pas seulement par la taxation des revenus des salariés, mais aussi à travers la fiscalité des entreprises.

Rappelons brièvement les trois grandes formes de prélèvements obligatoires qui touchent les entreprises : la « part employeur » des cotisations sociales (assise sur les salaires bruts), les impôts de production (qui reposent sur des assiettes variées), et l’impôt sur les sociétés (qui est assis sur les profits).

Concentrons-nous sur les deux premières, pour comprendre une spécificité du système français.

La part « employeur » des cotisations sociales, en France, se distingue par un taux élevé : 35 à 38% des salaries bruts. En Europe, c’est en France (et en Espagne) que la part versée par les employeurs représente le plus fort pourcentage des ressources de la protection sociale : + de 40% des ressources, contre 20% en moyenne dans l’UE-15. Les employeurs français contribuent pour 265 milliards d’euros au financement de la protection sociale (les cotisations des salariés représentent 89,3 milliards d’euros[1]).

Les impôts sur la production au sens strict représentaient en France 75 milliards d’euros en 2019, un chiffre à comparer aux recettes nettes de l’impôt sur les sociétés (31 milliards). Mais à ces impôts de production au sens strict, qui sont assis sur le foncier et le matériel, s’ajoutent 37 milliards d’impôts acquittés par les entreprises, qui sont assis sur la masse salariale : 14 milliards de taxe professionnelle, et 23 milliards de taxes assises elles aussi sur la masse salariale et prélevées en amont de l’EBITDA, avec les cotisations sociales (9 milliards pour financer le versement transport, 6 milliards de forfait social, 5 milliards pour financer les aides au logement, et 4 milliards d’autres prélèvements).

Au total, si l’on considère la catégorie D29 d’Eurostat, ces impôts de production au sens large représentaient en France 109 milliards d’euros en 2018. Le n°2 en Europe est… l’Italie, avec 53 milliards.

Au total, le système fiscal et social français se caractérise non seulement par une pression élevée sur le compte d’exploitation des entreprises, mais aussi et surtout par un gonflement de la masse salariale, du fait des prélèvements assis sur les salaires bruts.


Quand la différence se fait ressemblance

On saisit ici, entre la France et l’Italie, une différence qui cache en fait une réelle ressemblance. Si l’Italie ne surtaxe pas ses entreprises autant que la France, elle taxe lourdement les revenus des salariés. « Si l’on considère le taux d’imposition réel, précise Massimo Bordignon dans son article, l’Italie se situe au troisième rang européen pour la taxation du travail. » Elle le fait principalement à travers l’Irpef, dont Massimo Bordignon rappelle à quel point il repose principalement sur les revenus des travailleurs salariés et assimilés, qui constituent à eux seuls 84 % de sa base imposable.

Côté français, on a donc une sur-taxation de la masse salariale, qui pèse sur les entreprises. Côté italien, on a une sur-taxation des revenus des salariés. Un fiscaliste nous dira que cela rien n’a voir. On lui objectera que dans un cas comme dans l’autre, c’est le travail formel, exercé dans le cadre d’une vraie entreprise et non en indépendant, qui est spécialement visé par le système fiscal. Mais ce n’est pas tout.

Massimo Bordignon note dans son article que l’Italie ne se situe qu’au 25e rang européen pour la taxation de la consommation. C’est un autre point commun, car la France, elle aussi, taxe peu ses consommateurs. C’est à la fois une facilité électorale et l’effet d’une vieille croyance keynésienne dans le soutien à la demande. Le taux standard de TVA est de 20% en France (il dépasse ce niveau dans plus de la moitié des pays de l'UE), et surtout, la multiplication des taux réduits a des effets significatifs sur le rendement de cet impôt, en abaissant le « taux moyen » de la TVA, bien plus bas en Italie ou en France qu’en Allemagne ou au Danemark.

L’OCDE a développé un indicateur nommé « ratio de revenu de la TVA » (VAT Revenue Ratio), qui permet de mesurer la perte de TVA occasionnée par les taux réduits, rapportée à son rendement si toute la consommation était taxée au taux normal (et en supposant par convention que cette consommation ait lieu). Les chiffres parlent d’eux-mêmes. En 2018 le ratio était de 0,48 en France, un chiffre médiocre, et de 0,38 en Italie (la moyenne de l’OCDE est à 0,56).

Ainsi se précise un équilibre général commun à nos deux pays qui voit la fiscalité peser peu sur la consommation, et beaucoup sur le travail salarié.


Il y a plus d’une façon de s’évader

Ces choix fiscaux ne sont pas sans conséquence. Ils conduisent en France comme en Italie à différentes formes d’évitement fiscal, qui contribuent à déformer le système productif et à affaiblir ce qui en constitue le cœur, le tissu industriel. Cet affaiblissement fragilise à son tour le système fiscal.

Les lecteurs de LaVoce connaissent mieux que nous les modalités de l’évasion fiscale en Italie, avec la question du travail au noir, ou, comme le pointe Massimo Bordignon, les arbitrages de certains travailleurs vers des formes de micro-entreprises personnelles plus avantageuses fiscalement que le salariat.

Nous voudrions ici pointer que cette évasion existe aussi en France, mais qu’elle prend principalement une forme différente. Le travail au noir est peu répandu et le salariat reste la norme, la proportion d’indépendants n’ayant guère changé en dix ans. C’est à travers d’autres chiffres que l’on peut lire le phénomène d’évasion.

Notre source principale ici est un rapport de France Stratégie, une institution rattachée au Premier ministre et dont les travaux font référence : Les Politiques industrielles en France– Évolutions et comparaisons internationales. Rapport à l’Assemblée Nationale, décembre 2020. Le rapport montre que les entreprises françaises ont plus délocalisé que leurs voisins européens. « En 2017, les 4900 firmes multinationales françaises (hors secteur bancaire et services non marchands) contrôlaient 43 600 filiales à l’étranger dans plus de 190 pays. L’implantation de ces filiales est un aspect majeur de l’internationalisation de l’économie française. Leurs ventes cumulées sont plus de deux fois plus importantes que le niveau des exportations de biens et services et seuls les États-Unis sont à un niveau supérieur de ce point de vue. » (p. 87)

Le rapport précise que l’emploi des filiales industrielles à l’étranger des groupes français correspond à 62 % de l’emploi dans le secteur industriel en France, contre 52 % au Royaume-Uni, 38 % en Allemagne, 26 % en Italie et 10 % en Espagne. Dit autrement, la surpression fiscale sur le travail et les activités de production conduit les firmes françaises à ce qu’on pourrait nommer une « évasion industrielle ». Elles installent leurs usines et recrutent des employés à l’étranger.

Une partie des revenus générés par ces investissements est certes rapatriée en France, ce qui se lit au niveau macroéconomique dans la balance courante. Mais le premier effet de ces choix est un affaiblissement du tissu industriel.

Depuis 1980, la part de l’industrie dans le PIB français a reculé de 10 points, s’établissant à 13,4 % de la valeur ajoutée en 2018 (et 10 ou 11 % pour l’industrie manufacturière). La part de l’emploi industriel a, lui, reculé, de 25 % de l’emploi total de, 1974 à 10% en 2018. (Insee, Valeur ajoutée par branche, données annuelles de 1949 à 2019)

L’Italie de son côté a longtemps montré de belles capacités de résistance à la désindustrialisation. L’industrie représente encore 19,7% de son PIB, un chiffre très honorable. Mais le pessimisme pointe quand on observe une autre tendance : entre le début des années 2000 et 2016, le nombre d’entreprises industrielles de plus de 20 salariés a chuté de près 23 % en Italie quand il progressait de 2 % en Allemagne dans l’intervalle. En France, il a diminué de près de 40 % (Rexecode, Bilan de la compétitivité française, 2019, p. 41-42).

Au total, les choix fiscaux de la France et de l’Italie conduisent par des voies parallèles à un affaiblissement du cœur du système productif. La production et l’emploi industriels apparaissent comme les premières victimes d’un système fiscal qui se concentre sur l’emploi formel. Le travail au noir italien et les délocalisations françaises racontent ici la même histoire.


Pistes de réformes

On connaît la suite, parfaitement décrite par Massimo Bordignon : avec une base fiscale de plus en plus étroite, la pression tend encore à s’accentuer, et le système fiscal est lui-même victime de l’affaiblissement économique qu’il a contribué à provoquer. Les images qui viennent à l’’esprit sont celles du cercle vicieux ou du collier étrangleur.

De ce tableau qui pourrait sembler décourageant, nous retiendrons pourtant ici des raisons d’espérer. Car le parallélisme qui se dessine met en évidence des phénomènes particuliers, et donc corrigeables, par opposition à l’imaginaire du déclin ou à une interrogation sans fin sur les avantages et les désavantages de l’appartenance à la zone euro. L’agenda fiscal est, dans nos deux pays, la clé de la renaissance économique.

En France, une réduction de ces impôts de production à hauteur de 10 milliards d’euros a été introduite dans le plan de relance de l’économie. L’Institut Rexecode a calculé que sur l’ensemble des entreprises, une baisse supplémentaire de 28 milliards d’euros serait nécessaire pour résorber l’écart à la moyenne européenne, et une baisse de 56 milliards d’euros pour résorber l’écart avec l’Allemagne au niveau de l’ensemble de l’économie et non de la seule industrie.

Pour notre part nous estimons que les entreprises doivent au minimum bénéficier d’un plan « trois fois 15 % » (15 % de charges sociales sur la masse salariale, 15 % de l’EBITDA pour les impôts sur la production, et 15 % d’impôt sur les bénéfices), qui sont un minimum pour retrouver notre compétitivité face aux pays les plus performants dans la mondialisation, qui tous ont écroulé leur fiscalité sur les entreprises. Un plan global, qui seul peut nous donner une chance d’enfin sortir de notre statut de « pays d’Europe du Sud », d’où monsieur Draghi veut aussi sortir l’Italie.

Ces chiffres nous donnent une idée du chemin à suivre. Ils nous rappellent surtout que, des deux côtés des Alpes, ce sont bien nos propres choix sociaux et fiscaux qui nous affaiblissent. Des choix différents, mais qui finissent par se ressembler étrangement. Se reconnaître dans la même impasse est peut-être une chance d’enfin secouer notre fatalisme et de nourrir un nouvel agenda de réforme type Agenda 2010 en Allemagne, en s’appuyant sur une compréhension des erreurs et des possibles qui sorte des frontières nationales. Une solidarité de représentation, en quelque sorte, qui permettent aux Français et aux Italiens de se dire : nous aussi !

Côté recettes, en attendant une reprise de la croissance, la TVA est sans doute l’instrument fiscal le plus adapté, comme le note Massimo Bordignon et comme nous l’avons nous-même développé dans une tribune parue dans le journal Les Echos. Bien expliquée, une hausse des taux peut être acceptée, sans forcément, d’ailleurs, toucher au taux maximal. Notons ici que la montée en puissance des paiements électroniques réduit mécaniquement la portée de la fraude. Tant en France qu’en Italie, le « TVA revenue ratio » a une belle marge de progression.

Mais l’équilibre des comptes publics n’est peut-être pas l’essentiel ici. Plus encore qu’un problème de dette, l’Italie et la France ont un problème de croissance. Au miroir l’une de l’autre, elles peuvent comprendre comment de meilleurs réglages fiscaux peuvent enfin permettre au travail industriel de booster la croissance économique.

La voie à suivre nous est indiquée par nos voisins européens, dont certains ont connu les mêmes problèmes il y a plusieurs décennies. Les pays « phénix » du nord de l’Europe, dont le Danemark, ont élaboré dès les années 1980 des stratégies fondées sur un rééquilibrage de la fiscalité, la déplaçant du travail vers la consommation. Les résultats sont là : tous sont désormais, plus riches que nous, ont leurs comptes équilibrés (budgets et balance des paiements), et sont surtout plus consensuels que nous ne le sommes dans nos deux pays… sur le plan fiscal notamment. À notre tour ?

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